ArriveCan : un symbole de mauvaise gestion des projets
ArriveCAN, voilà ce que la Prix Nobel Esther Duflo aurait appelé un « projet du bon sens »! Les besoins semblaient clairs : recueillir les renseignements sur les coordonnées des voyageurs à leur arrivée au Canada pendant la pandémie de COVID-19 et faciliter ainsi leur triage selon le risque de contamination ou le statut vaccinal.
L’application, lancée en avril 2020 par le gouvernement fédéral, semblait une réussite, un exploit en contexte d’urgence : un projet qui a abouti moins de deux mois après le début de la pandémie. Outre les controverses sur sa raison d’être, personne n’aurait pensé que le projet allait défrayer la chronique. C’est avant qu’il ne passe d’un budget initial de 80 000 $ à un coût total de 60 millions environ. Qu’est-ce qui explique ce dépassement de coût faramineux? Quels enseignements peut-on tirer de la théorie et de la pratique de la gestion de projet?
Il semble qu’un projet sur deux connaît des dépassements de coût. Pour chaque réussite de projet comme le nouveau pont Champlain de Montréal, il y a des exemples d’échec comme le projet du système de paye Phénix qui, après avoir englouti des milliards de dollars et causé bien des désagréments aux fonctionnaires, a été abandonné en fin de compte.
Même des succès relatifs comme le train léger d’Ottawa et le REM de Montréal ont connu des dépassements de délai ou de coût importants et des problèmes de qualité de service.
Cette contreperformance fait couler beaucoup d’encre. Pour les uns, elle s’explique par les biais cognitifs comme le suroptimisme ingénu – cette tendance pour les promoteurs de sous-estimer involontairement les coûts d’un projet et de croire qu’ils risquent moins que quiconque de se tromper dans leurs prévisions – et des dérives comportementales comme le mensonge stratégique – qui consiste à machiavéliquement sous-estimer les coûts du projet¹.
Pour les autres, c’est plutôt « la vie » compliquée de ces projets réputés « flous », dont les objectifs changent au fil du temps et qui empruntent des chemins de traverse ou des zigzags, qui expliquerait ces dérapages. En un mot, il y a des « erreurs » comme les changements à l’envergure du projet et les contrecoups liés à la complexité et à l’incertitude qui font dérailler les plans de projet².
Complexité et incertitudes
En l’occurrence, ArriveCAN présentait un défi de complexité, qu’il s’agisse de son déploiement sur trois plateformes – Android, Apple et web – ou de sa disponibilité en français et en anglais pour l’application web, voire en espagnol pour l’application mobile. Le niveau d’incertitude était également élevé, comme en témoignent les changements majeurs liés aux mesures frontalières relatives à la pandémie, dont l’introduction des exigences de la quarantaine, de tests de dépistage et d’une preuve de vaccination. Ce qui peut expliquer des changements à l’envergure, soit 177 mises à jour entre le moment du lancement de l’application en avril 2020 et la levée des mesures sanitaires en octobre 2022. Bien sûr, le projet a connu son lot de réorientations visant, par exemple, à améliorer l’efficacité du traitement des voyageurs à la frontière.
Rétrospectivement, le budget d’ArriveCAN était, certes, suroptimiste, mais que le projet ait coûté 750 fois plus cher que prévu défie l’imagination, malgré son « comportement » difficile!
Il semble que la vérificatrice générale ait raison : les bonnes pratiques de gestion n’ont pas été observées.
Une étude sur les projets de transformation numérique que ma collègue Nathalie Drouin de l’UQAM et moi avons dirigée et soumise récemment au Secrétariat du Conseil du Trésor a épluché 24 rapports et relevé nombre de ratés de gestion : une piètre planification, des capacités de livraison insuffisantes, un suivi et un contrôle défaillants, une gestion éprouvante de la complexité, une gouvernance inefficace, etc.
L’avant-projet – cette phase en amont où les concepteurs évaluent les besoins (à quoi sert le projet?), analysent la faisabilité (peut-on y arriver?), jaugent les options (y a-t-il plusieurs façons de le réaliser?), examinent les risques (qu’est-ce qui peut aller mal?) et esquissent les plans du projet (échéanciers et coûts) – et le suivi en cours d’exécution ne semblent pas avoir été bien gérés pour ArriveCAN. Le souci d’aller vite compte tenu de l’urgence sanitaire y est certes pour quelque chose. Mais la vitesse n’est pas une carte blanche pour la mauvaise gestion³. Respectons un minimum de bonnes pratiques de gestion avant d’invoquer à la vie agitée des projets pour justifier leur contreperformance!
- Consultez la page du livre How Big Things Get Done
- Consultez la page du livre Managing Fuzzy Projects in 3D
- Lisez « Bâtir à la vitesse grand V, une solution risquée? »
Lavagnon Ika est professeur titulaire à l'École de gestion Telfer, directeur fondateur de l’Observatoire des grands projets, et auteur de l'ouvrage "Managing Fuzzy Projects in 3D".
Il est également directeur des programmes de M.Sc. en gestion et en systèmes de santé et chargé du dossier des partenariats de l’Université d’Ottawa avec les universités africaines.
Il détient une maîtrise et un doctorat en gestion de projet de l’Université du Québec (un programme conjoint de doctorat avec l’Université McGill, l’Université Concordia et les HEC), où il a été professeur suppléant, professeur adjoint, puis professeur agrégé.