Réécrire l’histoire pour s’adapter aux périodes difficiles
Empreintes
Lorsque le discours d’une entreprise sur sa culture, sa stratégie et sa structure est profondément enraciné dans l’organisation, il crée des empreintes. Et à mesure que l’entreprise prend de l’expansion, ces empreintes viennent définir les principes directeurs qui guident et justifient les décisions des gestionnaires.
« On emprunte souvent à la biologie le terme “empreinte” pour insister sur l’importance des discours qui s’intègrent à l’ADN d’une entreprise », explique Peter Jaskiewicz, titulaire de la Chaire de recherche de l’Université en entrepreneuriat durable à l’École de gestion Telfer. « En règle générale, ces principes directeurs sont amenés par le fondateur et continuent de guider l’organisation, bien des années après son départ. »
S’il peut être bien de coller à ces empreintes, que faire quand des perturbations économiques, une guerre ou une pandémie mondiale obligent soudainement une entreprise à revoir ses stratégies et ses actions, à mettre en place des changements radicaux? Dans bien des cas, les empreintes complexifient le processus d’adaptation.
Réécrire l’histoire d’une entreprise
Lorsque les cadres doivent moduler les principes directeurs d’une entreprise, ils réinterprètent souvent son histoire, notamment en employant ce que les chercheurs appellent un discours rhétorique. Les cadres peuvent ainsi réinterpréter le sens de décisions et d’actions qui ont été prises par le passé. « Les discours rhétoriques supposent que la signification de nos agissements antérieurs peut changer au fil du temps, explique le professeur. Le sens de notre passé n’est pas définitif; il évolue continuellement dans le récit qu’on en fait. »
Pour s’adapter au cours des choses, la direction d’une entreprise peut se concentrer intentionnellement sur une portion du passé qui cadre bien avec ses besoins et ses objectifs actuels, faire fi des éléments passés qui lui nuisent ou lui sont inutiles, voire changer complètement son discours quant aux décisions prises précédemment.
Volkswagen est un exemple célèbre de telles pratiques. Après la Deuxième Guerre, le géant allemand de l’automobile a dû se réinventer pour survivre à sa nouvelle réalité politique et économique. Il s’est constitué une nouvelle histoire de toutes pièces pour effacer ses liens étroits avec le gouvernement nazi. Toutes les entreprises n’ont toutefois pas à effacer un passé si trouble.
Une étude sur les empreintes : Gallagher Group
À mesure que les entreprises évoluent, les récits qui définissent leur culture, leur structure et leurs décisions évoluent eux aussi. Une question non négligeable s’impose donc : Comment les cadres peuvent-ils s’adapter à une conjoncture sans trahir les principes sur lesquels l’entreprise a été fondée? C’est notamment pour y répondre que Paresha N. Sinha (Université Waikato, Nouvelle-Zélande), Peter Jaskiewicz (Université d’Ottawa) et d’autres chercheurs internationaux ont signé l’article Managing History: How New Zealand’s Gallagher Group Used Rhetorical Narratives to Reprioritize and Modify Imprinted Strategic Guideposts, publié dans le Strategic Management Journal.
Pour comprendre comment les fondateurs et les générations subséquentes de cadres adaptent leurs principes directeurs en périodes de grands changements, les auteurs ont analysé l’exemple de l’entreprise néozélandaise Gallagher Group. Bill Gallagher Senior a fondé son entreprise de fabrication de clôtures électriques et de machinerie agricole à Hamilton, en Nouvelle-Zélande, en 1938. Quatre grands principes – ou empreintes – guidaient les décisions stratégiques de l’entreprise : rechercher la créativité en génie, prendre des risques nécessaires, tisser des partenariats et apprendre de ses échecs. À titre d’exemple, pour honorer sa promesse de tisser des partenariats, Gallagher Group cherchait à s’allier un partenaire dans chaque nouveau marché.
Un équilibre entre passé et présent
Dans les années 1970, l’entreprise a bénéficié de la montée rapide de l’internationalisation et des percées technologiques; dix ans plus tard, Gallagher Group était un grand acteur mondial dans le secteur des clôtures électriques. Puis, au milieu des années 1980, l’organisation a été frappée de plein fouet par une récession mondiale. Le professeur Jaskiewicz explique que le fondateur a pris sa retraite et que des cadres sans lien filial ont été recrutés pour revitaliser l’entreprise.
« En analysant l’histoire de l’entreprise, mes coauteurs et moi avons constaté que la nouvelle équipe de direction avait apporté des changements radicaux par souci d’efficacité. Ces changements concordaient avant tout avec les pressions environnementales et concurrentielles de l’époque. Mais ce faisant, ils mettaient en place des changements stratégiques incompatibles avec les principes directeurs de l’entreprise. Ces décisions ont occasionné des tensions avec le personnel, les membres de la famille à qui appartenait l’entreprise et les partenaires de l’organisation. »
À la fin des années 1990, les principaux cadres sans lien filial ont quitté l’entreprise, et le fils du fondateur est devenu PDG. L’entreprise avait survécu à la crise et était prête à renouer avec les principes qui avaient initialement fait son succès. Bien au fait de l’empreinte de l’entreprise, le PDG a accordé la priorité à certains de ces principes et en a modifié d’autres pour s’assurer que les valeurs de l’entreprise puissent s’arrimer aux attentes de la clientèle de l’époque. L’entreprise a depuis connu une forte croissance dans de nouveaux secteurs : aujourd’hui, Gallagher Group est un leader mondial des systèmes de sécurité aéroportuaires.
Implications pour les entreprises d’aujourd’hui
Peter Jaskiewicz souligne que les entreprises auront fort à faire pour altérer leurs principes organisationnels, surtout si elles doivent s’adapter rapidement à des défis sans précédent.
« Parfois, il faut une pandémie pour contraindre les entreprises à s’adapter à une réalité totalement différente, que cela signifie de moduler leurs stratégies décisionnelles, leur culture ou leur structure pour survivre dans un environnement plus numérique où règne la distanciation sociale. Les chefs d’entreprise ne doivent pas perdre de vue que même s’ils les ont bien servis par le passé, leurs principes directeurs ne cadrent pas nécessairement avec la nouvelle réalité. Il leur faut donc prendre des décisions importantes – y compris réexaminer leurs principes du passé pour influencer l’avenir. »
Peter Jaskiewicz est professeur titulaire à l’École de gestion Telfer où il est également titulaire d'une Chaire de recherche de l’Université en Entrepreneuriat durable. Sa recherche met l'accent sur l'entrepreneuriat et l'entreprise familiale. Apprenez-en davantage sur ses travaux.