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Des messages positifs pour amener le changement social : l’exemple de la pêche à la mouche

Fly-fishing in Alaska’s Tongass National Forest
La pêche à la mouche dans le parc national Tongass en Alaska. Joseph/Flickr, CC BY-SA
 
Co-rédigé par Madeline Toubiana, professeure agrégée à l'École de gestion Telfer, Brett Crawford, Grand Valley State University et Erica Coslor, The University of Melbourne.

Cet article est republié de The Conversation sous licence Creative Commons license. Lisez l'article original en anglais publié le 28 août 2023.

Aux États-Unis, l’été et l’automne riment avec activités de plein air. D’après un sondage annuel produit par le secteur, 55 % de la population de 6 ans et plus a pratiqué un loisir extérieur en 2022, et la tendance est à la hausse.

Cependant, la nature des activités change. Au cours du siècle dernier, on a vu un déclin de la participation à des activités telles que la chasse au profit d’autres loisirs, comme l’observation des oiseaux.

Ces changements s’expliquent notamment par les tendances démographiques et l’urbanisation, mais les activités de plein air ont aussi leur propre culture, qui influe fortement sur la vision de la nature chez leurs adeptes.

Dans notre recherche sur la théorie de l’organisation, la gestion et l’entrepreneuriat, nous nous intéressons aux mécanismes de promotion du changement social. Lors d’une récente étude, nous avons analysé le travail de l’organisme sans but lucratif Trout Unlimited, qui lutte pour la protection des cours d’eau abritant des truites et des saumons indigènes sauvages aux États-Unis.

Depuis sa fondation en 1959, Trout Unlimited poursuit une mission bien particulière : faire de la pêche non plus une source de nourriture, mais un véhicule de conservation de l’environnement. Comment? En amenant peu à peu ses membres à relâcher leurs prises avec précaution au lieu de les garder. À nos yeux, cette stratégie est un brillant exemple de changement social induit par la bienveillance, et non par des stratégies radicales fondées sur l’autorité, la colère et l’alarmisme.

John McMillan, directeur scientifique de l’initiative de protection des truites arc-en-ciel sauvages de Trout Unlimited, explique la bonne technique pour attraper et relâcher ces poissons.

Plus qu’un sport, une vocation

La pêche est très populaire aux États-Unis : en 2016, plus de 35 millions de personnes pratiquaient cette activité essentiellement en eau douce. Trout Unlimited a été créé en 1959 au Michigan, sur les rives de la rivière Au Sable, dans le but de sensibiliser les adeptes de la pêche à la ligne aux pratiques éthiques et écoresponsables. L’organisme a essaimé depuis, et il compte aujourd’hui plus de 300 000 membres dans des centaines de sections locales partout au pays.

Bon nombre de ses membres privilégient la pêche à la mouche, une technique nécessitant une canne, un moulinet, un fil spécialement calibré et des mouches artificielles qui servent d’appât. Les truites préfèrent généralement les cours d’eau froide à fort débit. Pour les attraper, il faut lancer plusieurs fois la ligne et laisser l’appât bouger à la manière d’un insecte qui s’est posé sur l’eau et se laisse flotter. Ce sport exige une connaissance approfondie des lieux et une maîtrise des techniques éprouvées.

The Compleat Angler (Le parfait pêcheur à la ligne), un classique de l’écrivain anglais Izaak Walton paru en 1653, décrit la pêche à la ligne comme un art qui mérite la connaissance et la pratique du sage. Dans son roman de 1976, A River Runs Through It (La rivière du sixième jour), Norman Maclean – qui s’inspire de son enfance passée à pêcher dans la rivière Big Blackfoot, au Montana – déclare d’emblée : « Dans notre famille, nous ne faisions pas clairement la distinction entre la religion et la pêche à la mouche ». Bref, ce n’est pas une mince tâche de convaincre les mordus de ce sport de changer leurs pratiques.

Une pratique responsable de la pêche à la mouche

En tout premier lieu, Trout Unlimited s’est efforcé de redresser certains aspects problématiques ou nuisibles des pratiques de ses membres. L’organisme a subtilement remplacé les images montrant des prises par d’autres images illustrant la relation étroite entre les adeptes de la pêche à la ligne et les rivières.

Cette transformation entreprise en 1960 se poursuit aujourd’hui, comme le révèle l’analyse des pages couvertures et des éditoriaux de la revue Trout et des entrevues menées auprès de membres de son personnel et d’autres personnes œuvrant dans le secteur de la pêche à la mouche. La rédaction de la revue a banni les images de matériel servant à la récolte, comme les paniers de pêche, les enfiloirs pour poissons et les harpons. Elle privilégie plutôt les photos montrant des truites remises à l’eau et des prises laissées dans leur environnement naturel.

Ces changements ne condamnaient pas directement les pratiques de pêche; la tactique était bien plus astucieuse. La rédaction a ensuite commencé à présenter ces équipements comme des « objets de curiosité » ou des « reliques ».

La revue a pris encore un nouveau tournant en substituant des images de magnifiques rivières aux gros plans de personnes en train de pêcher, mettant l’accent sur la communion avec la nature au lieu de la prise de poissons.

Des poèmes et des leçons de principe ont fait leur entrée dans ses pages pour promouvoir les valeurs de la conservation des ressources et les pratiques de pêche avec remise à l’eau. En voici un exemple :

Tout doucement je le soulève pour le mettre dans mon filet,

mais mes mains n’y toucheront pas avant d’être mouillées.

Car des mains sèches lui feraient du mal, et ce ne serait pas juste,

car je lui dois le respect pour cette noble lutte.

Avec le plus grand soin, je lui retire le crochet et le rends à la nature... [traduction]

La rédaction a sciemment choisi des images et des textes suscitant des émotions positives et un profond attachement à la nature et à la truite.

La protection des zones de pêche

Parallèlement à son travail de sensibilisation dans les années 1960 et 1970, Trout Unlimited s’est engagé dans la lutte pour la restauration des cours d’eau. Cette période a marqué la naissance du mouvement environnemental moderne. La population américaine prenait conscience des préjudices que l’industrialisation causait aux ressources naturelles, dont les zones de pêche.

L’exploitation forestière avait ravagé les zones humides et les rives le long des couloirs fluviaux. Les barrages bloquaient le passage des truites et des saumons cherchant à remonter le courant jusqu’à leur aire de frai, particulièrement sur la côte ouest des États-Unis. Le drainage acide issu des mines contaminait les cours d’eau. Et la pêche sportive et commerciale vidait les eaux de nombreuses espèces importantes.

Les sections de Trout Unlimited ont multiplié les actions, allant du nettoyage des rivières jusqu’aux campagnes visant à obtenir la désignation Wild & Scenic (« sauvages et pittoresques ») pour les rivières et cours d’eau à écoulement libre de leur région. En effet, ce statut les protège contre la surexploitation et le développement, par exemple la construction de barrages et de canaux de dérivation.

Les membres de l’organisme ont aussi milité pour le retrait de barrages afin d’ouvrir la voie vers les aires de frai et pour la création de zones d’interdiction de tuer les prises, où la remise à l’eau est obligatoire. Trout Unlimited a toujours privilégié la mise en place de changements positifs pour atteindre ses objectifs de conservation.

Un message inclusif

Aujourd’hui, Trout Unlimited place la conservation au cœur de sa mission, qui s’articule autour des principes de protection, de reconnexion, de restauration et de durabilité dans le secteur de la pêche en eaux froides. L’organisme est un modèle à suivre dans notre monde régi par les algorithmes des médias sociaux qui amplifient les émotions négatives. Nous croyons que l’amour et la bienveillance sont bien plus efficaces que la colère et la culpabilisation pour mobiliser les gens à s’attaquer aux grands problèmes sociaux.

Mais cette approche comporte aussi ses limites. Elle fonctionne lorsqu’il est possible de modifier un comportement en faveur de la durabilité, comme c’est le cas pour la pêche avec remise à l’eau. Malheureusement, de récentes études concluent que la pêche sportive continue de nuire à l’environnement, en particulier aux espèces marines. Il faut parfois mettre un terme à un plus vaste ensemble de pratiques très répandues pour renverser la vapeur. Trout Unlimited nous aura toutefois prouvé que le changement social s’opère mieux quand on mise sur la bienveillance plutôt que sur l’hostilité