Barbie, un modèle à suivre au travail?
Madeline Toubiana est professeure agrégée et titulaire de la Chaire Desmarais en entrepreneuriat à l’École de gestion Telfer de l’Université d’Ottawa. Trish Ruebottom est professeure agrégée à la DeGroote School of Business de l’Université McMaster.
Barbie, une icône féministe? Allons, probablement que non. Cependant, elle pourrait bien incarner l’émancipation professionnelle des femmes.
L’objectification de la femme est l’un des principaux thèmes du film Barbie. En comparaison avec Barbieland, où les Barbie s’occupent de tout tandis que les Ken ne font pas grand-chose, le monde réel que découvre la Barbie jouée par Margot Robbie est en total décalage. Elle se surprend à prendre conscience d’elle-même, de son apparence. Les hommes la reluquent, la sifflent, l’un d’entre eux va même jusqu’à lui mettre la main au derrière. Dans le monde réel, Barbie devient un être sexuellement objectifié.
Cette mise en lumière de l’objectification du corps féminin est plus que bienvenue. Toutefois, nous n’avons pu nous empêcher, en tant que professeures étudiant la dynamique des organisations et du travail, de regarder ce film à travers le prisme de l’emploi – et nous avons vu que Barbieland jetait un autre éclairage sur certains défauts du monde réel. Au pays des Barbie, chacune a une profession dont elle est fière (autrice, avocate, physicienne), tandis que les Ken (attention, divulgâcheur!) finissent par se rebeller contre le fait qu’ils n’ont pas d’identité propre ni de véritable travail (on leur attribue vaguement la profession « plage »).
Or, dans le monde réel, le sort des travailleuses et travailleurs est pire que celui des Ken. Au siège social de Mattel, les membres du personnel occupent des cubicules sombres et portent tous la même tenue. Un commis de bureau se fait demander son nom plusieurs fois, tandis que les membres d’une équipe de la haute direction n’ont pas de nom du tout. Les travailleuses et travailleurs obéissent aux ordres du patron pour le bien de l’entreprise.
Dans son essai Objectification, publié en 1995, la philosophe Martha Nussbaum décrit les sept façons dont on peut traiter une personne comme un objet. D’abord, l’instrumentalisation et la possession : utiliser une personne comme un outil, comme si elle était notre propriété. Ensuite, la négation de l’autonomie et de la subjectivité : empêcher une personne d’agir comme elle l’entend et ignorer ses intérêts et ses sentiments. Enfin, l’inertie, la fongibilité et la violabilité : considérer une personne comme dénuée de libre arbitre, la traiter comme si elle était interchangeable avec une autre et transgresser ses limites.
En fait, si on s'y penche, c’est souvent ainsi qu’on traite les gens dans le monde du travail aujourd’hui. On les considère comme des instruments (des ressources) qui servent à répondre aux besoins de la clientèle : on leur laisse peu de latitude et d’autonomie, on les traite comme des personnes fongibles, interchangeables avec d’autres exerçant les mêmes fonctions, on empiète souvent sur leur vie privée, puisque leur travail appartient à l’entreprise, et on leur permet de moins en moins de décrocher de leur emploi. On nie totalement leur subjectivité – rarement leurs intérêts et leurs sentiments sont pris en considération. C’est la description de l’emploi typique dans notre monde capitaliste. Les travailleuses et travailleurs qu’on voit dans le fim Barbie, sans nom, parqués dans des cubicules, ne sont pas si caricaturaux.
Les entreprises agissent comme si les membres du personnel, du moins leur travail, leur appartient. Elles cherchent à en tirer le maximum de productivité. Avec les algorithmes de l’économie des petits boulots (« gig economy ») qui transforme les gens en numéros, la tendance à estimer la valeur d’une personne en fonction des recettes qu’elle apporte à l’entreprise et la quête de « professionnalisme » qui ne laisse aucune place à la personnalité ni à l’équilibre travail-vie privée, l’adjectif « humain » dans « capital humain » perd tout son sens.
Alors, quelles leçons pouvons-nous tirer du film Barbie pour résister à l’objectification au travail?
Premièrement, nous devons arrêter de laisser notre personnalité sur le seuil du bureau. En tant que professeures, on ne cesse de nous répéter que nous formons des « professionnelles et professionnels », et non pas seulement des personnes ayant les compétences requises pour travailler en comptabilité, en marketing ou à n’importe quelle autre fonction. Mais nous réfutons l’idée que nous devons leur apprendre à entrer dans un moule et à laisser leur personnalité à la maison. En fait, il est bien plus facile de voir comme un objet une personne qui entre parfaitement dans le moule de la travailleuse ou du travailleur idéal, c’est-à-dire un quidam impossible à différencier d’un autre occupant le même poste.
Dans leur monde, les Barbie s’investissement pleinement au travail et portent des tenues colorées exprimant leur personnalité. À la fin, même Barbie Bizarre trouve sa place au sein du gouvernement, sans avoir à masquer sa bizarrerie. Tout le monde devrait pouvoir affirmer son côté insolite et merveilleux au travail. Votre employeur et vos collègues devraient vous voir comme un être humain doté de ses propres intérêts et désirs.
Deuxièmement, nous avons besoin d’une réelle autonomie. Avant la pandémie, les têtes dirigeantes des entreprises de toutes tailles refusaient de laisser les membres du personnel travailler à la maison, par crainte de voir baisser leur productivité. On estimait que les gens avaient besoin de la surveillance constante de leurs cadres et même de leurs collègues pour rester concentrés sur leurs tâches. L’autonomie était considérée comme incompatible avec le travail.
En général, les gens veulent pouvoir décider de leur horaire et refuser les demandes de certains clients. C’est l’une des promesses de l’économie des petits boulots, qui dans la majeure partie des cas est restée lettre morte, comme en témoigne le documentaire The Gig is Up au sujet des vices de l’industrie. Même dans l’économie des petits boulots, l’autonomie est inexistante : les algorithmes ont pris le relais des cadres.
Or, à Barbieland, personne ne semble avoir de chef. Même la présidente se pointe à une soirée pyjama et aucun algorithme ne quantifie leurs apports professionnels. Pourtant, les Barbie vont travailler chaque jour avec le sentiment de donner un sens à leur vie. Car la clé de l’autonomie, c’est la motivation.
C’est la raison pour laquelle la productivité a augmenté pendant la pandémie : tout le monde s’investissait pour continuer de faire tourner le monde. C’est aussi ce qui explique la récente baisse de productivité. Nous avons commencé à remettre en question notre rapport au travail. L’autonomie devient possible quand on a un but.
Troisièmement, nous devons nous soutenir mutuellement. Trop souvent, on nous place en concurrence avec nos collègues. Nous nous disputons ce qu’on nous présente comme des ressources limitées : les augmentations salariales, les primes et même les marques de reconnaissance du patronat. Nos milieux de travail reflètent, voire exacerbent notre idéologie individualiste.
À Barbieland, le travail est une fête remplie d’amour. Les compliments pleuvent! Bien que ce tableau ne soit peut-être pas réaliste, il souligne l’importance de la solidarité et de l’entraide.
Pour exprimer notre côté bizarre et merveilleux au travail et obtenir l’autonomie dont nous avons besoin, nous devons nous soutenir mutuellement. Nous devons former une communauté qui accepte chaque personne telle qu’elle est et non pas comme un objet remplissant une fonction.
Un autre divulgâcheur : après que les Ken ont pris le contrôle de Barbieland et institué leur modèle patriarcal, les Barbie ne peuvent se libérer qu’en prenant conscience de leur objectification. Après une brève initiation au féminisme, elles se soustraient à l’emprise des Ken et choisissent leur propre façon de résister. Elles reprennent leur personnalité et leur autonomie.
Cette prise de conscience est cruciale.
Pour dénouer la crise qui nous concerne, il nous faut prendre conscience de notre objectification sous toutes ses formes et repenser le monde du travail d’un point de vue humain.
Il est évident qu’émuler la formule du film ne suffirait pas à remédier au problème; la superproduction lève seulement un coin du voile sur les nombreuses façons de traiter les gens comme des objets au travail. Mais nous pouvons nous en inspirer pour résister à notre objectification et remettre la dimension humaine au centre du travail.