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Manipulation de l’image publique d’Uber : de lourdes conséquences pour les chauffeuses et chauffeurs de taxi

Voiture noire marquée Uber stationnée sur le trottoir

Uber s'est délibérément positionnée comme une entreprise technologique pour éviter les réglementations de l'industrie du taxi. (Shutterstock)

Co-rédigé par Madeline Toubiana, professeure à l'École de gestion Telfer de l'Université d'Ottawa. Cet article a été publié en anglais pour la première fois dans The Conversation, un média en ligne d'information et d'analyse de l'actualité indépendant, qui publie des articles grand public écrits par les chercheurs et les universitaires, le 2 août 2022.


Au début de juillet, la fuite de 124 000 documents confidentiels d’Uber (surnommés les Uber Files) dans le cadre d’une enquête réalisée par The Guardian a révélé que la compagnie avait sciemment enfreint les lois, mené une campagne secrète de lobbying auprès d’instances gouvernementales et usé de diverses méthodes de voyous et pratiques à l’éthique douteuse pour devenir le géant technologique que l’on connaît.

Cette fuite, qui implique des membres de hautes instances, des magnats des médias, des universitaires et bien d’autres, a déclenché à juste titre l’indignation et soulevé un torrent de questions.

Il est crucial de reconnaître que le comportement controversé d’Uber et l’agressivité dont la société a fait preuve pour s’implanter à l’étranger, n’ont pas seulement servi à bâtir son empire mondial. Le gagne-pain et la vie tout entière des chauffeuses et chauffeurs de taxi en ont subi les contrecoups.

Une image à forger

Notre équipe de recherche, composée de membres de diverses écoles de gestion du Canada, s’est intéressée à l’expansion d’Uber au cours de la période visée par les documents de la fuite qui ont été communiqués au Consortium international des journalistes d’enquête.

Dans un article de recherche traitant de l’implantation d’Uber à Toronto de 2013 à 2016, nous expliquons comment l’entreprise et d’autres groupes ont manipulé la perception du public à l’égard d’Uber et de l’industrie du taxi. L’arrivée de ce nouvel acteur a stratifié la profession en élevant, concrètement et symboliquement, ses chauffeuses et chauffeurs au-dessus de ceux et celles de l’industrie réglementée.

Un homme conduit une voiture qui contient un passager à l'arrière
Uber présentait ses chauffeuses et chauffeurs comme des travailleurs à temps partiel qui gagnaient bien leur vie. (Shutterstock)


Ce que la fuite des documents indique, c'est que la manipulation de l'image d'Uber au détriment de l'industrie du taxi était due à plus que le manque de décorum d'Uber et son mépris des lois locales. C'est le produit d'un écosystème d'acteurs - dont des fonctionnaires, des médias et Uber - qui a permis à Uber de faire de l'ombre à l'industrie du taxi.

Une entreprise « technologique »

Dans le cadre de notre recherche, nous avons examiné la dynamique et les répercussions de l’implantation d’Uber à Toronto, y compris son image d’entreprise technologique qui s’est rapidement imposée et sa reconnaissance officielle en tant que société de transport privée. Nous avons constaté que les porte-parole d’Uber, des fonctionnaires et les médias ont créé deux catégories tranchées, d’abord en se servant de l’argument technologique pour distinguer Uber des compagnies de taxi puis en soulignant les différences entre les identités perçues des chauffeuses et chauffeurs d’Uber, et celles des chauffeuses et chauffeurs de l’industrie du taxi.

Or, ces différences sont fabriquées de toute pièce et ne reflètent pas nécessairement la réalité. Par exemple, on prétendait que les chauffeuses et chauffeurs d’Uber travaillaient à temps partiel alors que ceux et celles de l’industrie exerçaient ce travail à temps plein. Pourtant, bon nombre prennent aussi des courses à temps plein, comme l’ont d’ailleurs souligné des personnes travaillant pour Uber que nous avons interrogées.

« Les gens pensent que les chauffeurs d’Uber n’en sont pas vraiment, que ce n’est pas leur vrai travail. Que c’est juste une source de revenus d’un genre différent. En tout cas, j’ai entendu dire que beaucoup le font à temps plein. »

Cela dit, même si les médias prétendaient que ce métier était plus payant chez Uber que dans l’industrie du taxi, les documents divulgués montrent que les gains réalisés étaient inférieurs au salaire minimum, et que la direction d’Uber le savait.

Les différences mises en avant au cours de l’expansion très publique d’Uber ont forgé une image avantageuse de ses chauffeuses et chauffeurs tout en dressant un portrait peu flatteur de ceux et celles de l’industrie du taxi, et ont eu de profondes répercussions sur leur vie à toutes et à tous.

Après s’être positionée comme une entreprise technologique, Uber avait les coudées franches pour mener à sa guise ses activités et même instaurer de nouvelles règles la favorisant et lui conférant un avantage concurrentiel sur l’industrie du taxi, fortement réglementée.

Une lignée de taxis BECK
À Toronto, en Ontario, les chauffeurs et chauffeuses d'Uber et les chauffeurs et chauffeuses de taxi ont été opposés dans les médias. (Shutterstock)

Polarisation de l'opinion publique

Lorsqu’Uber s’est implantée à Toronto, le discours ambiant s’est polarisé autour de deux camps qui, affirmait-on, se livraient une véritable guerre. L’industrie du taxi était souvent représentée dans le rôle du méchant condamné à perdre chaque bataille, comme on peut le constater dans un article du National Post soutenant que « les chauffeuses et chauffeurs de taxi perdent la guerre des relations publiques : les gens qui se comportent en voyous n’attirent pas la sympathie ».

Les tactiques agressives d’Uber ont certes été dénoncées, mais en général, l’opinion publique de l’entreprise était nettement positive.

Lorsque nous avons interrogé des chauffeuses et chauffeurs de taxi, leur frustration nous est apparue évidente. Leur seule revendication était qu’Uber respecte les règles, que la Ville de Toronto l’oblige à se conformer aux mêmes normes que tout le monde. À leurs yeux, la Ville laissait un système inique à deux vitesses se mettre en place et, dans la foulée, laissait Uber mettre leur gagne-pain en péril.

Une manipulation facilitée

À Toronto, l’essor d’Uber au détriment des taxis a été propulsé en partie par les actions de plusieurs groupes, et non sous l’effet du seul effort concerté de l’entreprise.

Des journalistes du monde entier, y compris de Toronto, ont rapporté qu’Uber tentait de gagner des appuis en courtisant discrètement des personnalités influentes, comme le montrent les données divulguées.

À un moment, le monde entier avait les yeux rivés sur Emmanuel Macron, qui était alors ministre français de l’Économie et avait négocié un accord secret avec Uber. Selon certains documents, pour « l’aider à forger un récit positif » et à faire pression en vue d’obtenir des conditions et des règles avantageuses, Uber aurait grassement payé des universitaires en France afin de mener des recherches visant à alimenter les médias dans le cadre de sa stratégie générale de recrutement d’universitaires et de membres de l’élite intellectuelle.

Les médias ont également rapporté que l’équipe des politiques d’Uber avait pris des mesures pour assurer une réponse extrêmement positive de la Ville de Toronto.

De plus, les documents qui ont fuité montrent que la construction stratégique de l’image d’Uber et de ses chauffeuses et chauffeurs constituait un élément central des activités de l’entreprise.

En définitive, ce qui s’est produit à Toronto – l’essor acclamé d’Uber puis la codification de ses activités dans la réglementation municipale – démontre que l’entreprise est parvenue à forger une image flatteuse d’elle-même en partie grâce aux actions de fonctionnaires et des médias. Malheureusement, cette image a creusé un fossé entre les chauffeuses et chauffeurs d’Uber, d’une part, et les chauffeuses et chauffeurs de taxi, d’autre part, même si ces deux groupes font essentiellement le même travail. L’arrivée d’Uber a soulevé une vague de changements qui ont profondément bouleversé la vie des chauffeuses et chauffeurs de taxi. 

Cet article fut traduit et republié de The Conversation sous licence Creative Commons.  Lisez l'article original en anglais.