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Secrets, manipulations et marché boursier: Comment les dirigeants d’entreprise profitent des réunions privées avec des investisseurs

Le professeur Shantanu Dutta de l'École de gestion Telfer

Le délit d’initié, soit l’utilisation de renseignements non publics portants sur le rendement d’une société dans le but d’acheter et de vendre des actions sur le marché boursier, est une pratique illégale. Ces renseignements, qui sont généralement échangés au cours de rencontres privées entre investisseurs et dirigeants d’entreprise, permettent aux participants d’anticiper des changements de valeur des actions de la société.

Bien que les investisseurs ne soient pas autorisés à obtenir des détails précis sur la société lorsqu’ils rencontrent des dirigeants d’entreprise, les réunions privées demeurent très populaires. Aux États‑Unis seulement, les investisseurs dépensent chaque année la somme colossale de 1,4 milliard de dollars pour des rencontres en personne avec des membres de la haute direction d’une entreprise, selon un article du Wall Street Journal.

Sans pour autant contrevenir à la loi, les investisseurs peuvent utiliser les rencontres privées pour obtenir beaucoup d’information sur l’entreprise en observant le langage corporel et le ton de voix des dirigeants, et ainsi prendre une longueur d’avance sur les investisseurs qui n’ont pas assisté à ces réunions privées.

Par contre, il s’avère que les investisseurs ne sont pas les seuls à utiliser les réunions privées pour leur propre bénéfice. D’après une nouvelle étude publiée dans la prestigieuse revue Review of Accounting Studies par le professeur Shantanu Dutta (École de gestion Telfer) et ses coauteurs, les dirigeants d’entreprise manipuleraient les discussions dans le but d’influencer la valeur des actions de leur entreprise.

Deux hommes se serrent la main

Ouvrir la boîte noire des réunions privées

« Tout le monde parle des avantages que les investisseurs peuvent tirer de l’obtention de renseignements importants sur une entreprise au cours de réunions privées, mais l’on oublie souvent que les “initiés” de cette société — soit les cadres, les membres du conseil d’administration et leur famille — peuvent également utiliser ces rencontres pour manipuler l’information et tirer profit de ces interactions », explique le professeur Dutta.

Il a toujours été difficile de prouver l’implication de ces « initiés » dans de telles pratiques douteuses. Cependant, le professeur Dutta et ses coauteurs, les professeurs R. Bowen et P. Zhu (Université de San Diego) et le professeur S. Tang (East China University of Science and Technology), ont pu lier les activités boursières des dirigeants d’entreprise à la date et au contenu des réunions privées avec les investisseurs.

Pour ce faire, les chercheurs ont analysé un ensemble unique de données comprenant environ 17 000 rapports de réunions privées des sociétés de la Bourse de Shenzhen de 2012 à 2014. La Bourse de Shenzhen est la seule à obliger les sociétés cotées à divulguer les détails des réunions privées, y compris les dates des réunions, le nom de l’entreprise et des participants, ainsi qu’un résumé des questions et réponses échangées durant la rencontre.

Impact des résultats de recherche

Les résultats sont éloquents : les transactions boursières réalisées au cours des  20 jours avant et après les réunions privées ont permis aux initiés d’encaisser 8,7 milliards de dollars, soit un peu plus de 50 % de la valeur des ventes de leurs actions. Ces rendements anormaux autour des dates de réunion résulteraient de deux pratiques douteuses des dirigeants d’entreprise.

Une première pratique est le contrôle de l’information qu’effectueraient les dirigeants d’entreprise lors des réunions privées dans le but d’influencer à leur avantage le comportement de placement des investisseurs. Ensuite, la possibilité qu’ont les dirigeants d’entreprise de choisir le moment auquel ils réalisent leurs transactions boursières en fonction du contenu des réunions.

Supposons à titre d’exemple que, durant une réunion, un PDG d’entreprise présente intentionnellement un indicateur qui serait interprété comme une bonne nouvelle pour les investisseurs. Si le PDG choisit d’attendre que la bonne nouvelle influence le cours du marché avant de vendre des actions, ce dernier bénéficierait d’une telle décision.

« Si cela se produit à Shenzhen — la 7e plus grande bourse du monde —, on ne peut qu’imaginer  comment les dirigeants d’entreprise utilisent les interactions durant les réunions privées et en tirent profit dans le cadre d’échanges réalisés dans les autres grandes bourses », explique le professeur Dutta.

À qui nuiraient de tels comportements douteux de placement?

Le déroulement des réunions privées entre investisseurs et dirigeants d’entreprise demeure confidentiel. Par conséquent, les organismes gouvernementaux ne peuvent lier une configuration anormale d’échanges au contenu des réunions qu’après la tenue d’enquêtes fastidieuses et coûteuses.

De toute évidence, les investisseurs sont perdants lorsque les dirigeants d’entreprise contrôlent l’information qu’ils transmettent lors des réunions privées. Cependant, « le plus grand danger réside dans la possibilité que les dirigeants d’entreprise, en manipulant l’information dans les réunions et en engrangeant un profit sur leurs actions, causent à long terme une perte de confiance envers le marché », ajoute le professeur Shantanu.

Comment les décideurs publiques peuvent-ils éviter les pratiques de placement douteuses?

Si les agences gouvernementales et les décideurs publiques s exigeaient que les entreprises divulguent le contenu des réunions privées entre dirigeants et investisseurs, ils pourraient mieux comprendre et surveiller les circonstances qui mènent au délit d’initié. Le professeur Dutta et ses collègues sont néanmoins conscients que les entreprises sont déjà assujetties à de nombreux règlements.

« Nous ne préconisons pas l’imposition de règles plus strictes qui risqueraient de dissuader les dirigeants d’entreprise de rencontrer les investisseurs. Lorsqu’elles sont tenues de bonne foi, ajoute-t-il, les réunions privées permettent à toutes les parties prenantes d’accéder à de l’information importante. »

Selon le professeur Dutta, « une solution simple consisterait à demander aux entreprises de divulguer les dates des réunions privées ». En connaissant ces dates, les organismes gouvernementaux pourraient repérer efficacement les délits d’initiés avant qu’ils n’entraînent une grave crise financière.

Reconnaissance internationale

L’étude du professeur Dutta, qui est le fruit d’une collaboration internationale de recherche financée par la National Science Foundation en Chine, a reçu plusieurs prix du meilleur article, dont le prix Emerald de la revue China Finance Review International. Son équipe de recherche travaille actuellement à deux études de suivi de réunions internes privées.

Bowen, R.M., S. Dutta, S. Tang et P. Zhu. 2018. Inside the “black box” of private in-house meetingsReview of Accounting Studies, DOI : 10.1007/s11142‑017‑9433-z.