Les effets de la santé mentale sur l’écosystème des entreprises familiales
Par Elizabeth Tetzlaff, Peter Vogel et Peter Jaskiewicz.
Faute d’être reconnus et traités comme il se doit, les problèmes de santé mentale systémiques qui touchent les familles entrepreneuriales minent leurs relations, leurs activités et leur succès à long terme.
Les entreprises familiales forment l’épine dorsale de l’économie. Elles comptent pour 70 % du PIB mondial, et on estime qu’elles brassent collectivement 10 billions (dix mille milliards) de dollars par an. Leurs têtes dirigeantes sont souvent des personnes innovantes, passionnées et mues par de grandes ambitions et le désir de laisser un héritage durable aux générations futures. Cependant, la tendance à négliger les problèmes de santé mentale dans les entreprises familiales nuit à leurs relations, à leurs activités et à l’ensemble de leur écosystème.
Dans notre travail auprès de ces entreprises, nous évaluons bien sûr leur capital financier, mais aussi leur capital humain, social, réputationnel, culturel, intellectuel et spirituel. Notre analyse couvre cinq composantes, ou « pierres » dans le jargon du Global Family Business Center : les personnes, la famille, les propriétaires, l’entreprise ainsi que l’environnement et la société. Et nous partons du principe selon lequel la moindre faille dans l’une de ces pierres risque de faire s’écrouler la structure familiale. La personne est la pierre d’assise de l’entreprise. L’analyse de cette composante englobe la santé et le bien-être, l’éducation, le développement personnel et le soutien familial en temps de crise. Par conséquent, si une seule personne souffre d’un problème de santé mentale, c’est tout l’écosystème de l’entreprise familiale qui est ébranlé.
Nous entamerons bientôt une importante étude pour quantifier la gravité des conséquences des problèmes de santé mentale sur les entreprises familiales, dans le cadre d’un partenariat de recherche novateur. À partir de données quantitatives et qualitatives recueillies au moyen d’enquêtes et d’entrevues auprès des réseaux de propriétaires de grandes entreprises familiales des deux instituts universitaires partenaires, nous espérons établir des pratiques exemplaires de gestion de la santé mentale dans les familles entrepreneuriales.
Lorsqu’une personne éprouve des difficultés, comme un épisode dépressif ou le diagnostic d’un trouble psychologique, quelle casquette doit-elle porter?
La tension de rôle
Les personnes qui travaillent dans une entreprise familiale, qu’elles appartiennent ou non à la famille, doivent souvent porter plusieurs casquettes et soutenir le clan de plusieurs façons, tant dans leur vie personnelle que professionnelle. Notre équipe de recherche pose les questions suivantes : quelles sont les conséquences de cette tension de rôle? Lorsqu’une personne éprouve des difficultés, comme un épisode dépressif ou le diagnostic d’un trouble psychologique, quelle casquette doit-elle porter? Va-t-elle nier le problème ou, au contraire, prendre des mesures pour y remédier?
Les problèmes sociétaux dans une chambre hyperbare
Dans l’évaluation de la prévalence des troubles de santé mentale dans les entreprises familiales, il est impératif de faire la distinction entre ceux qui relèvent de prédispositions génétiques et ceux qui sont induits par l’environnement. Il n’existe aucune preuve que les problèmes psychologiques dans les familles entrepreneuriales sont différents de ceux qui touchent les autres familles. Cela dit, selon nos études et notre expérience dans le domaine, plusieurs caractéristiques liées à la nature ésotérique des entreprises familiales peuvent avoir un effet indésirable sur la santé mentale.
Les membres de ces familles sont des personnes comme les autres, à la différence près qu’elles sont soumises à des problèmes propres aux familles fortunées. Ces personnes peuvent être en proie au syndrome de l’imposteur et à des questionnements existentiels : « Pourquoi moi? Quelle est ma contribution? Suis-je capable de diriger cette entreprise qui génère des millions de dollars? Saurai-je perpétuer l’héritage familial? »
Elles doivent satisfaire à des attentes très élevées de la part de la famille et de la société, mais d’un autre côté, elles ont grandi dans un milieu très restreint, régi par un ensemble de cadres qui leur dictait quoi faire, à qui parler, quoi publier sur les réseaux sociaux et même avec quels enfants jouer. Elles doivent faire honneur à leur nom et, bien souvent, marcher dans les pas de leurs prédécesseurs. Ces facteurs réunis font peser un poids supplémentaire sur leurs épaules. Alors, comme dans une chambre hyperbare, les conditions sont réunies pour accentuer la pression. Et la pression n’est pas près de retomber, alors que 84,4 billions de dollars s’apprêtent à passer aux mains de la relève.
« Le grand transfert de richesse »
En 2023, dans notre article sur la santé mentale dans les entreprises familiales intitulé Implications of Mental Health for Business Families and Family Businesses: Toward a Holistic Research Agenda, prélude à notre partenariat, nous constations que les membres de la relève se voient souvent attribuer des titres qui dépassent leur champ de compétence, ce qui a pour effet d’accentuer leur syndrome de l’imposteur, avec le risque d’affaiblir leur capacité d’adaptation.
Nous savons que le manque de préparation conduit à l’anxiété. Toute personne placée dans une situation de stress intense risque d’être anxieuse. Les leaders d’entreprises familiales parlent souvent de leurs débuts comme si la pression était plus forte à leur époque, mais faute de pouvoir s’acclimater aux conditions exigeantes ou même aux fonctions qui leur sont réservées, les membres de la jeune génération pourront difficilement reprendre le flambeau en préservant à la fois le capital familial et leur capital santé. Ce contexte inadéquat ouvre la porte à l’anxiété, à la dépression et au développement de stratégies d’adaptation inadéquates.
La génération actuelle de propriétaires d’entreprises aura vécu et travaillé plus longtemps que celles qui l’ont précédée. En attendant son tour, la relève reste cantonnée dans l’antichambre du pouvoir, en manque d’occasions de développer ses compétences et d’affronter l’adversité. Or, l’adversité est formatrice. Bien des membres de la jeune génération n’ont jamais quitté le giron de l’entreprise familiale. Étant les seules candidates possibles, ces personnes sont rapidement appelées à prendre la relève après leurs études postsecondaires. Même si elles engagent des ressources externes, c’est à elles qu’il revient de prendre les décisions – une responsabilité énorme quand on manque d’expérience. Dans une optique de protection de la santé mentale, il est important de se frotter à une certaine dose d’adversité pour apprendre à surmonter les difficultés.
Nous savons d’expérience que les personnes n’ayant pas développé de bonnes stratégies d’adaptation peuvent sombrer dans la consommation excessive d’alcool, l’anxiété et l’impulsivité, autant de travers susceptibles de troubler les capacités décisionnelles et de précipiter la chute de l’entreprise. Ce cas de figure s’inscrit dans ce qu’on appelle communément la « malédiction de la troisième génération ». En effet, 90 % du patrimoine familial ne survit pas à la troisième génération. Des études confirment que 25 % de ce capital passe à la deuxième génération, 10 % à la troisième et seulement 5 % à la quatrième.
Une meilleure sensibilisation à la santé mentale
Nous estimons que les personnes sensibilisées à la santé mentale ont plus de chances de rester, voire de s’épanouir au sein de l’entreprise familiale. Pour les besoins de la recherche, nous distinguons trois éléments.
1) Ressources : Dans la famille, les personnes acceptent-elles de demander et de recevoir de l’aide?
2) Attitude : Se montrent-elles réceptives à l’aide ou ont-elles des préjugés à l’égard des problèmes de santé mentale?
3) Connaissance : Démontrent-elles une certaine réticence à apprendre ou, au contraire, une envie d’apprendre?
Soulignons toutefois qu’à trop parler de santé mentale, on finit par lasser son public. À l’instar d’autres tendances cycliques comme l’investissement responsable ou la responsabilité sociale d’entreprise, la santé mentale est essentiellement abordée sur le plan conceptuel. Nous avons donc choisi d’orienter notre recherche sur des données empiriques, réelles et objectives, afin d’intégrer ce nouveau point de vue dans la conversation.
Il y a beaucoup trop de bruit autour de la santé mentale qui nous empêche d’entendre la musique. Pour paraphraser l’éminent philosophe allemand Friedrich Nietzsche, il est bien de savoir beaucoup de choses, mais il vaut mieux ne rien savoir que beaucoup savoir à moitié. Trop de leaders dans ce monde manquent de connaissances et n’ont en main qu’une seule pièce du casse-tête; par conséquent, leurs actions ratent leur cible. En s’appuyant sur nos différentes expertises, notre partenariat les aidera à produire des résultats concrets.
Les entreprises familiales exercent une influence positive à la fois sur les relations familiales, sur le milieu des affaires et sur la société. Notre mission consiste à réunir toutes les conditions pour favoriser leur réussite et le bien-être de leurs forces vives.
Des familles importantes ont perdu des capitaux à plusieurs reprises et pour toutes sortes de raisons, mais elles ont conservé cette capacité à construire quelque chose de significatif.
Parmi les plus grandes familles du monde dont les origines remontent à plusieurs siècles, celles qui ont le mieux réussi ont toujours pris soin des nouvelles générations. Des familles importantes ont perdu des capitaux à plusieurs reprises et pour toutes sortes de raisons, mais elles ont conservé cette capacité à construire quelque chose de significatif. L’argent n’est pas leur principale motivation, et les familles avec lesquelles nous travaillons poursuivent des objectifs qui dépassent le simple aspect financier. Le plus souvent, elles veulent maintenir l’unité familiale et l’entente au sein du clan d’une génération à l’autre. Et l’atteinte de cet objectif passe par une communication ouverte et un réel souci de la santé de la famille. Nous avons entamé des conversations avec des familles entrepreneuriales afin de traduire ces principes en pratique, en leur proposant des feuilles de route pour intégrer la question de la santé au sein du conseil familial ou confier cette responsabilité à une personne indépendante de confiance. Au terme de nos travaux, nous présenterons aux familles entrepreneuriales des pratiques exemplaires visant à assurer la santé de leurs membres et de leur entreprise, et à renforcer leurs valeurs, leur héritage et leur longévité. Pour la première fois, nous produirons des données empiriques illustrant les effets de la santé mentale sur l’écosystème de l’entreprise familiale, de même qu’une feuille de route vers la réussite.
Les auteurs
Elizabeth Tetzlaff
Elizabeth Tetzlaff est membre de l’Institut de l’héritage des entreprises familiales (FELI) de l’École de gestion Telfer à l’Université d’Ottawa et chercheuse postdoctorale à l’Université Dalhousie. Elle s’intéresse depuis 2017 à la santé mentale dans les entreprises familiales. Cette experte de renommée mondiale en matière de santé mentale et d’entreprises familiales travaille au confluent de ces deux mondes, dont, selon ses propres mots, elle « parle les deux langues ». Elle-même membre de la troisième génération d’une entreprise familiale, elle apportera son point de vue de l’intérieur à l’importante étude que nous entamerons bientôt au sujet des conséquences des problèmes de santé mentale sur les entreprises familiales, dans le cadre d’un partenariat de recherche novateur avec le Global Family Business Center (GFBC) de l’IMD.
Peter Vogel
Peter Vogel est professeur en entrepreneuriat et entreprises familiales, directeur du Global Family Business Center (GFBC) et titulaire de la Chaire Debiopharm sur la philanthropie familiale à l’IMD. Il est également directeur des programmes Leading the Family Business, Leading the Family Office et Lean Entrepreneurship. Nommé en 2022 parmi les 40 meilleurs professeures et professeurs au MBA de moins de 40 ans par Poets&Quants, il a publié des articles dans des revues savantes à comité de lecture ainsi que des livres, des chapitres et des rapports scientifiques et axés sur la pratique.
Peter Jaskiewicz
Peter Jaskiewicz est professeur titulaire en entreprises familiales à l’École de gestion Telfer, où il dirige une chaire de recherche de l’Université d’Ottawa. Il est également directeur de l’Institut de l’héritage des entreprises familiales (FELI). Sa recherche et ses activités professionnelles sont axées sur la préparation de la relève des entreprises familiales. Ses travaux dans ce domaine sont reconnus dans le monde entier et lui ont valu de nombreux prix. Il a publié dans des revues savantes et professionnelles, notamment Harvard Business Review et le Wall Street Journal. Il a également coécrit le best-seller Enabling Next Generation Legacies: 35 Questions That Next Generation Members in Enterprising Families Ask.