Patricia Saputo transforme une passion pour les entreprises familiales en une nouvelle chaire dotée
Nous sommes en 1997. Saputo inc., fabricant de produits laitiers établi à Montréal depuis quarante ans, est en train de tripler de volume. L’entreprise vient de conclure son premier appel public à l’épargne à la Bourse de Toronto et est en passe de se hisser parmi les 10 plus grands transformateurs laitiers du monde.
Patricia Saputo, membre de la troisième génération de cette famille entrepreneuse, est comptable fiscaliste chez Deloitte lorsqu’on l’invite à siéger au conseil d’administration de l’entreprise. C’est alors une nouvelle carrière qui s’ouvre à elle.
Au début, elle s’occupe de la comptabilité, de la fiscalité et de la planification successorale des membres de sa famille immédiate. Lorsque la société commence à distribuer des dividendes, elle prend également en charge les activités de placement. Elle crée une entité centralisée qui offre des services professionnels et de gestion de patrimoine aux membres de sa famille, bien avant que le concept soit reconnu.
« Ce genre de services est devenu monnaie courante par la suite, explique-t-elle. J’en ai entendu parler pour la première fois au début des années 2000, aux États-Unis. Un homme m’a demandé quel était mon travail, et je lui ai donné une longue description de ce que je faisais. “Vous vous occupez de la gestion de patrimoine de votre famille”, m’a-t-il dit. J’ai répondu : “Ah, c’est ainsi que ça s’appelle?”. »
Dans les années 1990, très peu de gens exerçaient cette profession naissante.
« D’autres familles avaient un service semblable, mais chacune s’occupait de ses affaires dans son coin », se souvient-elle.
La constitution d’un héritage personnel
Cette femme d’affaires, qui préfère être appelée par son prénom pour bien distinguer sa propre identité de celle de l’entreprise familiale, est de celles qui aiment poser de grandes questions. Après 18 années au conseil d’administration de la société Saputo, 26 années à la tête du bureau de gestion de patrimoine de la famille et plusieurs années à siéger à divers autres conseils et comités, elle est rompue aux réalités fort complexes de ce type d’entreprises. Au fil du temps, son intérêt pour le transfert intergénérationnel du patrimoine grandit, plus particulièrement en ce qui concerne la préparation de la relève, un facteur déterminant pour l’avenir d’une entreprise familiale.
« Dans la vie, les transitions sont toujours difficiles », note Patricia, qui est aujourd’hui cofondatrice et présidente exécutive du Conseil de Crysalia, une société de services pour les entreprises familiales.
« Des gens s’enrichissent après avoir eu accès à leurs liquidités. D’autres héritent de la fortune familiale. Mais que se passe-t-il ensuite? Comment encourager la prochaine génération à assumer ces responsabilités? Et comment les aider à comprendre le sens de celles-ci? »
Sa curiosité au sujet des facteurs qui influent sur la longévité d’une entreprise familiale lui fait découvrir le travail de l’Institut de l’héritage des entreprises familiales de l’École de gestion Telfer. Établi en 2019, l’Institut a imprimé un nouvel élan à la recherche dans ce domaine, qui jusque-là ne regardait pas plus loin que la génération suivante, en vue de préparer plusieurs cohortes successives de leaders à pérenniser l’héritage de leur famille.
« Pendant des décennies, la recherche se portait essentiellement vers un horizon à court terme, ignorant l’aspect multigénérationnel de l’avenir d’une entreprise familiale, résume le professeur Peter Jaskiewicz, titulaire de la Chaire de recherche en entrepreneuriat durable et premier directeur de l’Institut. Or, nous savons que plus de 60 % des entreprises familiales au Canada changeront de mains au cours des dix prochaines années. Et la disparition d’une fraction d’entre elles aurait des répercussions désastreuses sur l’économie. »
Reconnaissant l’importance d’approfondir les connaissances sur les défis et possibilités qu’auront à relever les futures générations au moment de reprendre le flambeau, Patricia a récemment financé la création d’une chaire dotée, dont le ou la titulaire prendra la direction de l’Institut et stimulera la recherche et la formation dans ce pan de l’économie canadienne.
La Chaire éminente en entreprises familiales Patricia-Saputo permettra d’adopter une vision à long terme et d’établir un programme de recherche continue à l’Institut, afin d’approfondir les connaissances dans ce domaine. Ce don de 5 millions de dollars, l’un des rares dons d’une telle valeur octroyés à l’Université d’Ottawa, aura d’importantes retombées sur la productivité de l’École. Les fonds serviront également à l’élaboration de nouvelles pratiques exemplaires et de programmes de formation destinés aux membres de la relève des entreprises familiales.
La généreuse donatrice espère que les travaux de la Chaire déboucheront sur de nouveaux outils pour soutenir la réussite des générations à venir. « L’Institut de l’héritage des entreprises familiales fournit aux membres de ces familles les outils qu’il leur faut pour trouver leur propre chemin et devenir des citoyennes et citoyens responsables, donner un sens à leur vie et prendre des décisions éclairées en ce sens, déclare-t-elle. J’ai l’impression d’avoir fait cette démarche. L’heure est donc venue pour moi de redonner pour tout ce que j’ai pu apprendre et recevoir. »
Sa propre réflexion et son expérience de la mise sur pied d’un des premiers bureaux de gestion de patrimoine familial au pays ont fait d’elle une femme influente, qui stimule le changement par ses activités philanthropiques et bénévoles. « Ce don, c’est le point culminant de mon parcours personnel, c’est-à-dire de mon point de départ à l’endroit où je me trouve et à celui où je m’en vais. Tout ce que je fais me pousse à aider autrui en ce sens. »
Fière mécène d’un futur établissement centenaire
Bien qu’elle n’en soit pas diplômée, Patricia entretient une affinité particulière avec l’Université d’Ottawa. Plus jeune, elle avait présenté une demande d’admission à son programme de baccalauréat en droit et avait été acceptée, mais elle n’avait pas pu quitter Montréal pour s’établir à Ottawa.
« Je voulais devenir avocate, mais mon père a décrété : “Aucune de mes filles ne dormira ailleurs que dans ma maison tant qu’elle ne sera pas mariée” », raconte-t-elle, rappelant les origines siciliennes de ses parents marquées par le conservatisme de l’après-guerre. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle a fait ses études universitaires à Concordia et à McGill, dans sa ville natale.
« J’aurais adoré fréquenter l’Université d’Ottawa, mais la culture familiale m’en a empêchée, regrette-t-elle. Le destin m’a conduite ailleurs, mais je garde un lien très spécial avec celle qui aurait pu être mon alma mater. »
Cette partisane de l’apprentissage continu est membre du Cabinet de leadership stratégique de Telfer, un conseil consultatif bénévole qui épaule son doyen, Stéphane Brutus, dans la poursuite de sa vision.
« Grâce à la générosité de Patricia, qui a mis toute sa passion pour les entreprises familiales dans ce don extraordinaire, nous pourrons pousser plus loin notre recherche, mieux appuyer la direction de l’Institut, continuer de diffuser les pratiques exemplaires et concevoir de nouveaux programmes de formation pour aider les familles entrepreneuses à renforcer leur unité, leur résilience et leur réussite », se réjouit le professeur Jaskiewicz.
C’est comme pour les entreprises familiales, illustre-t-il : il est essentiel d’avoir de bonnes assises, un solide réseau de soutien, des partenaires et une mission commune pour passer l’épreuve du temps.
« Notre ambition pour l’Institut, c’est de lui faire un jour célébrer ses 100 ans, poursuit-il. Ce don, en plus de soutenir nos activités de recherche, donnera naissance à des projets qui transformeront à long terme l’écosystème des familles entrepreneuses. Leur pérennité dépend de leur capacité de gérer à la fois les liens familiaux complexes et ceux que les membres de la famille entretiennent avec l’entreprise. »
Patricia espère par son geste inspirer d’autres philanthropes et membres de familles entrepreneuses à donner comme elle afin d’établir une masse critique pour la recherche et la formation dans ce domaine.
« Les gens préfèrent investir dans une cause qui leur est proche, souligne-t-elle. En ce qui me concerne, c’est le milieu des entreprises familiales que je veux soutenir par l’intermédiaire de l’Institut, où la recherche et la pratique s’entremêlent pour faire apparaître des solutions afin d’éviter que les générations futures reproduisent encore et encore les erreurs de celles et ceux qui les ont précédés. »
Le plus important don d’une femme à l’Université
La contribution de cette remarquable femme d’affaires est doublement historique. À 5 millions de dollars, il s’agit du deuxième don personnel en importance octroyé à l’École de gestion Telfer. C’est également le plus important don provenant d’une femme dans toute l’histoire de l’Université.
Une cérémonie s’est tenue le 24 janvier 2024 à Ottawa pour marquer l’événement. « Ce don substantiel fait de Mme Saputo l’une des plus grandes bienfaitrices de l’Université d’Ottawa, soulignait Jacques Frémont, recteur et vice-chancelier, dans son allocution. Elle fait partie de ces grandes femmes d’affaires canadiennes – dont le nombre continue de s’accroître – qui appuient nos communautés par leur action philanthropique. »
À l’instar du don de Ian Telfer, en 2007, qui a donné son nom à l’École et qui a permis de créer le programme de doctorat et d’approfondir la recherche dans toutes les disciplines, le don de Patricia Saputo transformera la recherche qui s’y fait, mais aussi l’ensemble du secteur des entreprises familiales.
« Les retombées de ce don sur les familles entrepreneuses seront immenses et dépasseront les frontières de notre pays, prédit le professeur Jaskiewicz. « Grâce à son expérience dans l’une des entreprises familiales les plus connues du Canada, à son rôle de précurseure dans le domaine de la gestion du patrimoine et à ses efforts pour aider les familles entrepreneuriales à prospérer, Patricia est une précieuse collaboratrice qui stimule la croissance et l’évolution de l’Institut. Nous accueillons son soutien incroyable avec une immense gratitude. »
Pour avoir travaillé avec elle dans le cadre d’événements et d’initiatives du secteur ces dernières années, le professeur Jaskiewicz l’a vue évoluer jusqu’à devenir une conseillère, une conférencière et une ambassadrice très respectée dans le milieu.
« Elle est une pionnière de la gestion du patrimoine familial, une grande meneuse et une dirigeante exemplaire, affirme-t-il. Nos études ont démontré que les femmes se heurtent à des préjugés et à des obstacles systémiques dans les entreprises familiales; elles sont exclues des cercles décisionnels depuis si longtemps que personne ne songe même à remettre leur absence en question. »
« Patricia n’y a pas échappé, mais par sa détermination, sa résilience et sa passion, elle s’est imposée comme modèle et ambassadrice de toutes les femmes dans le monde des affaires. »